Mères derrière les barreaux

Direction
Dernière mise à jour :
9 juillet 2021

Par Marie-Christine Lavoie

Bien que le fait d’être parent et pris en charge par les services correctionnels touche aussi les hommes, il s’agit surtout d’une réalité de femmes. En effet, les dernières statistiques correctionnelles publiées par le Ministère de la Sécurité publique du Québec[1] rapportent que 76,1 % des contrevenantes ont des enfants, contre 55 % des détenus masculins. Ces chiffres sont conséquents avec plusieurs études et chiffres avancés par les experts, qui évaluent qu’entre la moitié et le trois quarts des femmes incarcérées ont au moins un enfant. Alter Justice s’intéresse particulièrement depuis quelques années à la situation des mères qui font face au système correctionnel et à celle de leurs enfants.

Quelques faits, effets et questionnements

En 1986, le chercheur MacLeod[2] évaluait déjà le nombre d’enfants devant faire face à l’incarcération de leur mère à environ 5000 par année au Canada, et compte tenu de l’évolution des statistiques sur la population correctionnelle, on peut penser que ce nombre est au moins resté stable ou s’est accru depuis. Comme les mères sont souvent le soutien principal des familles monoparentales, l’incarcération peut s’avérer porteuse de conséquences importantes pour ces enfants, tout comme la privation de contacts avec ces derniers peut l’être pour les mères.

Selon MacLeod, la séparation peut engendrer chez certaines mères et certains enfants une détresse psychologique et physique. Pour citer la chercheuse Brigitte Blanchard[3], qui s’appuie sur des études réalisées par Wine, Bloom et Steinhart[4], « l’on sait également à quel point la séparation et la perte des droits parentaux peuvent devenir une source de préoccupations importantes pour les mères, affectant du même coup leurs capacités d’adaptation en établissement et leurs chances de réhabilitation ».  

Toujours selon la chercheuse, si l’impression d’avoir abandonné leur enfant entraîne parfois chez les femmes un sentiment de repentir ou le désir de réparer, elle peut aussi s’accompagner d’auto-dévalorisation, voire même de dépression. En effet, plusieurs détenues éprouveraient de la honte face à ce qui leur arrive, honte qui se traduirait bien souvent par un sentiment de culpabilité et d’infériorité. Par ailleurs, puisqu’elles ne partagent plus le quotidien de leur enfant, les mères incarcérées doivent souvent en faire le deuil, ce qui peut causer les hésitations et conduites d’évitement face à leurs responsabilités parentales qui seraient fréquemment observées par les intervenants.

Or pendant longtemps au Canada, les contacts que pouvaient avoir les mères avec leur progéniture se limitaient aux visites normales et aux visites familiales; bref, les mères n’avaient pas plus de contact avec leurs enfants que n’importe quel détenu ne pouvait en avoir avec sa famille ou ses proches au pays. Selon ce que rapporte Brigitte Blanchard, la situation pour les femmes purgeant une peine fédérale a commencé à évoluer vers le milieu des années 1990, alors que le service correctionnel du Canada a mis en place cinq établissements régionaux munis de petites unités de logement de type unifamilial dispersées sur de vastes terrains. Depuis, le fédéral s’est doté de certains programmes facilitant la relation mère-enfant. Comme c’est souvent le cas, les initiatives provinciales se font toutefois plus rares et moins organisées.

Si on peut (et doit !) déplorer le manque de programmes concernant les contacts mères-enfants, il faut aussi s’interroger sur l’impact que ceux-ci peuvent avoir sur les enfants, du moins lorsqu’ils impliquent que les enfants vivent en prison. En effet, comme le rapporte madame Blanchard[5], le milieu carcéral de même que le comportement des autres détenues peuvent être stressants et avoir un impact sur l’adaptation de l’enfant. Pour d’autres chercheurs, comme M. A. Bertrand, les pratiques voulant qu’on oblige des enfants à vivre en prison sans leur consentement constitueraient même une forme d’élargissement du filet pénal sur laquelle il convient de se questionner. La problématique est donc complexe !

Autre fait à noter, les établissements de détention et pénitenciers pour femmes sont rares au Canada. Avant le début des années 1990, la seule et unique prison pour femmes purgeant une peine fédérale était située à Kingston, en Ontario ! Or l’éloignement ne fait qu’accroitre les difficultés qu’ont les femmes à garder contact avec leurs enfants et les problèmes que cela entraîne.

Une étude intéressante

L’étude effectuée par Brigitte Blanchard pour sa maîtrise, citée depuis le début de cet article, est pertinente parce qu’elle nous donne le point de vue des femmes sur la question et l’ancre dans la réalité. Elle impliquait que 99 femmes incarcérées ou en maison de transition, âgées entre 26 et 40 ans environ, répondent à un questionnaire concernant les relations avec leurs enfants.

Il est premièrement intéressant de constater qu’une forte proportion des répondantes était des chefs de familles monoparentales, ce qui tend à confirmer les statistiques voulant que les femmes incarcérées soient fréquemment le premier soutien de leurs enfants. Deuxièmement, les répondantes étaient très peu éduquées, n’avaient pas une grande expérience de travail, avaient pour la grande majorité (2 sur 3) des revenus inférieurs à 20 000 $ par année, avaient dans une forte proportion été aux prises avec des problèmes de toxicomanie et avaient souvent subi des abus ou de la violence par le passé, ce qui démontre encore une fois que les problèmes sociaux vécus par les femmes sont souvent intimement liés à leur criminalité.

La sentence la plus fréquemment imposée à l’ensemble des femmes de l’échantillon variait de six mois à un an, ce qui représentait des séjours en temps réel purgé d’une durée maximum de 8 mois. Près des deux tiers des sentences imposées variaient entre 6 mois et 4 ans. Du côté provincial, les courtes sentences représentaient près de 30 % de l’ensemble des peines et du côté fédéral, les femmes avaient le plus souvent été condamnées à une peine variant entre deux et trois ans. Pour les 99 mères de l’échantillon, le total d’enfants recensé était de 203, soit une moyenne d’environ deux enfants par mère.

Les deux tiers des 203 enfants étaient d’âge scolaire (niveau primaire et secondaire). Fait intéressant, les enfants d’âge préscolaire étaient donc beaucoup moins nombreux, mais ils représentent pourtant, dans les faits, le groupe sur lequel se concentre la majorité des études concernant les conséquences d’une séparation avec la mère.

Malgré la situation, la majorité des enfants (67,4 %) demeuraient sous la responsabilité légale de leur mère. La chercheuse précise toutefois qu’il ne faut pas confondre garde légale et vie commune, car il arrive souvent qu’un enfant ait été placé bien avant l’incarcération de sa mère. D’ailleurs, près de la moitié des enfants (49,2 %) à l’étude ne vivaient pas avec leur mère au moment de l’incarcération de celle-ci. Cependant, le tiers d’entre eux était âgé de plus de 18 ans. Les enfants séparés de leur mère avant l’incarcération de celle-ci vivaient  soit dans une famille d’accueil (36,6 %), soit chez leur père (31,2 %), soit chez un membre de la famille élargie (30,2 %). Cet état de fait a amené madame Blanchard à noter que l’incarcération n’est pas toujours à l’origine de la rupture entre une mère et son enfant. Parmi les raisons évoquées par les mères pour expliquer comment elles en sont venues à se séparer de leur(s) enfant(s), on retrouve : leurs problèmes de toxicomanie (41,3 %), l’intervention de la DPJ (20,3 %), des difficultés récurrentes avec la justice (16,5 %) et d’autres motifs (21,5 %).  La majorité (64,3 %) des mères à l’étude ont mentionné vouloir reprendre la garde de leur enfant dès leur libération.

L’étude démontre qu’en situation d’incarcération ou de transition de la mère, les conflits ne sont pas rares et qu’ils surgissent fréquemment autour de l’organisation ou de la fréquence des contacts avec les enfants. En effet, plusieurs mères déploraient que lorsque les personnes qui gardent les enfants s’opposent aux visites, elles manquaient de ressources pouvant les aider à maintenir des liens satisfaisants avec leurs enfants. L’exemple pris par Brigitte Blanchard est celui où le père refuse les visites ou les appels téléphoniques. Les recours de la mère dans un tel cas s’avèreraient fortement limités et nécessiteraient bien souvent l’intervention de la justice. Dans d’autres cas,  même s’il n’y avait pas de conflits entre la mère et les gardiens de l’enfant, il s’avérait tout de même difficile de maintenir les liens, compte tenu notamment des moyens limités des gardiens (dus par exemple à leur état de santé précaire ou leur absence de moyens de transport, etc.). L’étude constatait que près de 15 % des enfants n’entretiennent aucun contact avec leur mère durant son incarcération, ce que nous trouvons surprenant.

Parmi les services institutionnels les plus utilisés par les femmes de l’échantillon pour maintenir le lien avec leurs enfants, on notait que les échanges téléphoniques (42,6 %) et épistolaires (25,4 %) sont le plus souvent cités. Quant aux programmes de visites en milieu carcéral, madame Blanchard a été surprise de constater qu’ils représentaient seulement le quart de l’ensemble des services utilisés par les mères.  En fait, plusieurs mères s’interrogeaient sur le bien-fondé des règlements entourant les programmes de visites régulières, notamment parce que les établissements provinciaux imposaient que les premières visites des nouvelles détenues se fassent sous conditions « sécuritaires », c’est-à-dire derrière une vitre, sans possibilité de contacts physiques. Selon certaines femmes, cette pratique expose les enfants à des conditions déplorables qui sont même susceptibles de laisser des séquelles et d’influencer la fréquence de leurs visites.

Le nombre de visites accordé par mois au moment de l’étude et le temps accordé par visite ainsi que les heures d’ouverture du département des visites illustrait la disparité des pratiques correctionnelles selon le lieu d’incarcération et exposaient les femmes et enfants à des conditions de visites fort variables. De plus, selon madame Blanchard, sauf certaines exceptions, les installations qu’on retrouve au sein des départements des visites carcérales tenaient rarement compte des besoins des enfants.  

Deux des trois établissements visités offraient cependant aux femmes la possibilité de recevoir la visite de leurs enfants dans un environnement adapté. À l’établissement de Joliette, plusieurs activités existaient pour répondre non seulement aux besoins des mères et de leurs enfants, mais également à ceux des familles de substitution et les personnes significatives dans la vie de l’enfant étaient invitées à prendre part aux visites. La Maison Tanguay et l’établissement de Joliette offraient de plus des programmes permettant aux enfants de séjourner quelques jours avec leur mère dans des unités à l’écart du reste de la population carcérale, ce qui  représentait tout de même seulement 6,6 % de tous les contacts mentionnés par les mères pour maintenir le lien avec leurs enfants.

En plus des services et programmes impliquant la présence des enfants en prison, il existait au moment de l’étude des programmes de permissions de sortie ou d’absences temporaires permettant aux femmes de quitter temporairement la prison. De façon surprenante, bien que ces programmes soient offerts dans tous les établissements visités, rares étaient les femmes qui en bénéficient pour maintenir le lien avec leur enfant. En effet, le programme ne représentait que 4,4 % des services les plus utilisés.

En ce qui a trait aux maisons de transition, peu de services spécifiques à la réalité de ces mères et enfants s’y étaient développés. Cela serait dû notamment à l’absence de budget pour couvrir les frais de garde des enfants et au petit nombre de femmes qu’on y retrouve. L’organisme CFAD offrait toutefois durant la semaine des services visant à faciliter les démarches d’intégration sociale des mères libérées, entre autres en offrant des camps de jours pour les enfants, mais la survie de cette ressource est liée aux subventions et aux dons reçus annuellement.

Comme plus de la moitié des mères de l’échantillon n’avaient recours à aucun service d’aide et de soutien en lien avec leur situation de mères détenues ou libérées conditionnellement, madame Bertrand les a invitées à préciser quels étaient les principaux obstacles limitant les contacts avec leurs enfants. Les deux tiers de leurs réponses avaient

trait à des problèmes d’ordre matériel et financier : frais d’interurbains, possibilité de ne faire des appels téléphoniques qu’à « frais virés » frais de déplacements des enfants, éloignement, absence de moyen de transport et règlements de l’établissement. Pour d’autres mères, les obstacles découlaient des restrictions imposées par la DPJ et des résistances de la famille de substitution (26,7 %). D’autres obstacles, moins nombreux, étaient reliés à des raisons personnelles ou à d’autres motifs comme, par exemple, le désir de cacher à leur enfant leur statut de détenue ou encore le refus que leur enfant soit confronté à un tel milieu.

Conclusion

Madame Blanchard conclut son étude en soulignant que bien que l’incarcération ne soit pas le seul facteur explicatif à la séparation mère-enfant, elle ne fait qu’accentuer une problématique déjà non négligeable, conclusion que nous partageons.

La chercheuse est par ailleurs d’avis que quoi qu’il en soit, pour ces femmes, une réinsertion sociale réussie et la qualité de vie de leurs enfants passent presque toujours par des relations familiales satisfaisantes. Elle déplore que les services et programmes demeurent des initiatives isolées et sujettes à de multiples remaniements, étant donné l’absence de stratégies correctionnelles d’actions concertées et de politiques chargées de veiller aux besoins familiaux des personnes incarcérées pour le meilleur intérêt des enfants.

Son souhait final? « Compte tenu des besoins de la clientèle et des enjeux présents, il serait souhaitable d’investir auprès d’un personnel spécialisé et de créer un partenariat entre les divers organismes sociaux (service correctionnel provincial et fédéral, DPJ, organismes communautaires et ressources actuelles), afin d’assurer la continuité des interventions et le développement d’une expertise pluridisciplinaire sur la question. »

Texte paru dans Le Bulletin – Printemps 2011

Sources :

1] Dans Portrait de la clientèle correctionnelle 2001, accessible à l’adresse électronique suivante :http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/fileadmin/Documents/services_correctionnels/portrait_2001/version_integrale.pdf.

[2] Macleod, L. (1986). Condamnés à la séparation : Une étude des besoins et des problèmes des délinquantes et de leurs enfants. Ottawa : Division de la recherche, Direction des programmes, ministère du Solliciteur général du Canada.

[3] Dans La situation des mères incarcérées et de leurs enfants au Québec, publié dans Criminologie, vol. 35, n° 2, 2002, p. 91-112, que l’on peut consulter à l’adresse électronique suivante : http://www.erudit.org/revue/crimino/2002/v35/n2/008292ar.pdf.

[4] Wine, S. (1992). A motherhood issue: The impact of criminal justice system involvement on women and their children, Corrections Branch, Ministry of the Solicitor General of Canada, Bloom, B., & Steinhart, D. (1993), Why punish the children? A reappraisal of the children of incarcerated mothers in America. États-Unis : National Council on Crime and Delinquency.

[5] En rapportant l’étude de Labrecque

Photo : Pixabay.com

Mise en ligne : septembre 2014 © Alter Justice

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