Suicide et automutilation en prison
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Dernière mise à jour :
9 juillet 2021
Le mal de l’âme?
Par Caroline Pelletier
Sans conteste, l’expérience carcérale est un parcours difficile. La séparation familiale, la dépression, la solitude, la peur, la contrainte, l’impuissance, l’insécurité, l’injustice et la violence comptent parmi les diverses sources de détresse des prisonniers. La violence auto-infligée, qu’elle soit létale ou non, témoigne du désespoir et de la souffrance que vivent ces individus. Dans cet article, je m’affairerai à jeter un éclairage sur les phénomènes du suicide et de l’automutilation en milieu carcéral.
Bien que les phénomènes du suicide et de l’automutilation puissent paraître étroitement apparentés, il importe de les distinguer. D’abord, le suicide est l’acte délibéré de mettre fin à ses jours. À l’intérieur des pénitenciers fédéraux canadiens, entre les années financières 2001-2002 et 2010-2011, il y a eu 94 suicides. Même si le taux de suicide dans ces institutions est sept fois supérieur à celui prévalant en milieu libre, les données existantes tendent à montrer une diminution du taux de suicide dans les pénitenciers canadiens. Une forte majorité de suicides se produit par pendaison, dans la cellule du détenu (Enquêteur correctionnel, 2012).
Pour sa part, l’automutilation est un geste destructeur qui entraîne, ou qui peut entraîner, des blessures physiques (ex. : une entaille, une surdose, un étranglement, se frapper la tête contre une surface dure). Ces blessures auto-infligées sont sans intention suicidaire, bien que certains automutilés se molestent répétitivement. Des 1230 actes d’automutilation recensés entre le 1er avril 2006 et le 30 septembre 2008 dans les pénitenciers fédéraux du pays, 90 % n’ont causé aucune blessure, sinon des blessures mineures, 6 % ont entraîné des blessures graves[1], et 2% se sont soldés par le décès de la personne automutilée. Au total, 573 prisonniers ont été responsables des 1230 gestes signalés.
On a aussi remarqué que les femmes et les Autochtones recourent proportionnellement plus souvent à l’automutilation – comparativement aux hommes – et qu’ils sont également plus susceptibles à se mutiler de manière répétée. De plus, les comportements d’automutilation se manifestent différemment, selon le sexe. Entre autres, les hommes tendent davantage à se lacérer ou à faire des surdoses, tandis que les femmes tendent plutôt à utiliser des liens ou à se frapper la tête contre une surface dure (Gordon, 2010).
Cela dit, il peut être ardu de faire la distinction entre une tentative de suicide et un acte d’automutilation grave. Toutefois, l’intention non-létale du geste automutilatoire ne doit pas faire en sorte que l’on minimise la sévérité de ce phénomène. Gordon (2010 : 27) soutient « que la dynamique, les facteurs de prédiction et les interventions potentielles dans les cas d’automutilation pourraient être bien différents de ceux liés aux comportements suicidaires. » En dépit de cette affirmation intéressante, l’auteur n’explicite aucunement son propos.
À la lumière de mes connaissances au sujet du suicide carcéral[2], je sais que certains prisonniers suicidaires peuvent laisser présager leurs intentions. Par exemple, un détenu peut se dépouiller de ses biens, exprimer verbalement – à un membre du personnel ou un codétenu – son désespoir et son désir de mettre fin à ses jours, sinon employer des termes évocateurs tels que « adieu », plutôt que de dire « bonne nuit ». Quant à la dynamique et aux interventions possibles, je ne suis pas en mesure de me prononcer sur les différences prévalentes entre les cas présentant des idées suicidaires, de ceux ayant des pensées d’automutilation.
De l’avis de l’Enquêteur correctionnel (2012), les raisons motivant les comportements automutilatoires diffèrent selon le sexe. Chez les femmes, l’automutilation serait un mécanisme d’adaptation qui les aiderait à affronter leurs émotions négatives (ex. : la colère, la dépression, l’anxiété), ou à exprimer des problèmes et des besoins en matière de soins. Malgré le soulagement et le défoulement engendrés par l’automutilation, il s’ensuit chez les femmes un sentiment de regret. Les hommes incarcérés sont de plus en plus nombreux à s’automutiler. Contrairement aux femmes, ils adoptent ce comportement pour des raisons instrumentales : faire une déclaration, attirer l’attention du personnel, protester contre une mesure disciplinaire, etc.
Même si l’Enquêteur correctionnel n’affirme pas explicitement que les hommes s’automutilent pour les aider à résister à leurs émotions nuisibles (mécanisme d’adaptation), j’estime que cela serait tout à fait plausible. En fait, la protestation d’une mesure disciplinaire ne cacherait-elle pas un certain sentiment d’injustice et de colère ?
Une part importante des contrevenants ayant des troubles de santé mentale est dysfonctionnelle en milieu carcéral. Elle s’adapte donc plus difficilement à cet environnement. Leurs dysfonctions peuvent se manifester sous forme de comportements perturbateurs, violents, autodestructeurs ou suicidaires, par l’isolement, voire le refus ou l’incapacité de se conformer aux règlements et à la routine de l’établissement. Ces comportements sont souvent mal compris et interprétés comme de la manipulation ou de la simulation, de la part des membres du personnel. Conséquemment, ces derniers peuvent prendre des décisions parfois inappropriées, telles que l’usage de méthodes de contrôle physique (ex. : une mesure disciplinaire, un transfèrement d’établissement, une mise en isolement, une méthode de contention).
Bien que les autorités correctionnelles se défendent d’assurer l’intégrité physique des prisonniers en optant pour ces mesures de contrôle, l’Enquêteur correctionnel (2012), pour sa part, se questionne quant à la légitimité du recours à ces stratégies fondées uniquement sur de telles mesures. Selon ses observations, dans certains cas, les méthodes utilisées pour contrôler les comportements d’automutilation peuvent, au contraire, renforcer ces mêmes comportements. En guise d’illustration, il est reconnu que les conditions d’enfermement restreintes régnant dans les secteurs d’isolement peuvent exacerber les symptômes associés à un déséquilibre mental.
« [Q]ue l’on justifie l’incarcération par la nécessité de punir, de dissuader, de rééduquer ou de neutraliser, ou que l’on prône son abolition, c’est toujours en présupposant que le milieu carcéral influe sur le détenu » (Vacheret et Lemire, 2007 : 15). D’ailleurs, un nombre croissant d’études laissent supposer que ce milieu a des effets sur les comportements suicidaires des détenus. Certains chercheurs affirment même que l’environnement carcéral serait – pour ainsi dire à lui seul – responsable de leur prévalence. Malheureusement, les effets du vécu carcéral et les souffrances humaines liées à l’incarcération sont souvent sous-estimés dans les recherches. De surcroit, les ressources dont disposent les membres du personnel afin de transiger avec les prisonniers ayant des idées suicidaires ou automutilatoires semblent insuffisantes afin d’intervenir efficacement.
Les nombreuses réalités avec lesquelles les services correctionnels doivent jongler sont bien difficiles à cerner et à comprendre pour un observateur externe, souvent néophyte de cet environnement singulier. Il est trop facile de jeter la pierre aux personnes œuvrant dans ces milieux. Agissons plutôt en citoyens responsables en faisons des choix sociétaux consciencieux !
Texte paru dans Le Bulletin – Printemps 2013
Sources :
[1] Une blessure est dite grave si les dommages sont permanents ou s’ils avaient entraîné le décès sans l’intervention d’un médecin.
[2] En 2012, j’ai complété un mémoire de maîtrise en sociologie où j’ai analysé 65 enquêtes administratives internes conduites lors des suicides survenus entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2006 dans les établissements de détention provinciaux du Québec.
BLAAUW, Eric, Frans Willem Winkel et Ad J.F.M. Kerkhof (2001). « Bullying and Suicidal Behavior in Jails ». Criminal Justice and Behavior, vol. 28, nº 3, pp. 279-299.
ENQUÊTEUR CORRECTIONNEL, L’ (2012). Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel 2011-2012. Gouvernement du Canada.
Gordon, Arthur (2010). Incidents d’automutilation survenus dans les établissements du SCC sur une période de trente mois. Rapport de recherche R-233, Services de santé, Service correctionnel du Canada.
VACHERET, Marion et Guy Lemire (2007). Anatomie de la prison contemporaine. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
Photo : Freeimages.com
Mise en ligne : juin 2013 © Alter Justice
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