Émergence et aperçu de ce qui limite leur application

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Dernière mise à jour :
9 juillet 2021

Par: Pascal Dominique-Legault et Marie-Claude Boies

Une étude sérieuse de la question des droits des détenus, loin des émotions et du sensationnalisme médiatique, démontre rapidement que les droits des détenus sont essentiels pour préserver l‘humanité et le respect de la personne judiciarisée, et pour préserver l’essence même de notre démocratie qui confère des droits à toute personne, quelle que soit la couleur de sa peau, son sexe ou qu’elle soit incarcérée ou pas. Ce court article vise à situer brièvement le discours des droits des détenus au Canada pour ensuite aborder ce qui limite leur application.

Émergence des droits des détenus

Le discours des droits des détenus connaît une popularité certaine dans la panoplie des discours militants des années 1960-70 et des nouveaux mouvements sociaux étudiants, ouvriers, nationalistes, féministes qui revendiquent à cette époque une société plus juste et équitable en demandant la fin des discriminations et inégalités sociales. C’est à ce moment que des gens de tout horizon (professionnels, scientifiques et citoyens avertis) s’intéresseront davantage au sort réservé à la population vulnérable incarcérée et joueront un rôle dans l’évolution des politiques publiques vers la reconnaissance de droits pour les détenus. C’est à cette époque qu’on voit s’ajouter aux Sociétés John Howard et aux Associations Élisabeth Fry, l’Office des droits des détenus et le Groupe de défense des droits des détenus de Québec, entre autres.

Sur le plan académique, Pierre Landreville, un éminent chercheur préoccupé par la question des droits des détenus, comparera les conditions de détention réelles au pays à l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (O.N.U., 1955), signé par le Canada et qui, bien qu’il n’ait pas de force légale, offre un guide de traitement des détenus. Ce traité international recommande notamment pour les détenus le droit à une cellule individuelle, le droit d’information à l’arrivée du détenu et le droit d’exercer des requêtes en détention. Mais triste bilan à l’époque: au Canada «(…) les personnes détenues sont traitées comme des individus dépourvus de droits» (Lehalle, 2007, p. 129)  Dès 1973, Landreville insistera pour que les règles du traité soient incorporées dans la législation canadienne pour devenir la charte des droits de toute personne détenue et suggèrera également la création d’un ombudsman correctionnel spécialement chargé de veiller à l’application des règles minima. En 1976, il insistera pour que les détenus gardent tous leurs droits sauf celui de circuler librement dans la communauté.

À cette époque, «toute allusion aux droits des détenus inquiétait grandement l’administration pénitentiaire. Dans un milieu aussi réfractaire au changement, un tel discours suscitait des résistances majeures.» (Lemire, 1991, p. 66). Toutefois, comme le note Lehalle (2007), les propos révolutionnaires, mais minoritaires de Landreville, seront rapidement confirmés par les tribunaux. En l’espace de très peu de temps, on verra une évolution rapide des normes juridiques pour protéger les personnes détenues. En effet, l’arrêt Solosky de la Cour Suprême du Canada confirmera l’idée révolutionnaire de Landreville, «qu’une personne détenue conserve tous ses droits civils, sauf ceux expressément suspendus par la loi ou nécessairement limités par l’incarcération » (Lehalle, 2007, p. 130). Un second arrêt confirmera que la légalité des décisions prises par les autorités pénitentiaires pourront désormais faire l’objet de contrôles judiciaires (arrêt Martineau, 1980), du jamais vu. En 1982, la Charte canadienne des droits et libertés sera adoptée et confèrera une panoplie de droits aux citoyens libres, tout comme aux détenus et, dix ans plus tard, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition consacrera formellement une liste de droits pour les détenus. Cette dernière prévoira des garanties procédurales et des recours lorsque leurs droits seront brimés. Ainsi, à partir de 1992, des droits des détenus spécifiques seront désormais reconnus dans la législation canadienne.

Les autorités pénitentiaires n’ont clairement pas eu le choix d’emboîter le pas et de respecter les nouvelles normes juridiques encadrant leur travail. Lemire (1991) souligne que certaines activités qui faisaient peur au début, comme les visites intimes, familiales et les visites contacts, sont devenues rapidement partie des mœurs carcérales, voire qu’on a assisté à une certaine récupération et appropriation du discours des droits des détenus par l’administration pénitentiaire. Donc, lorsqu’on parle de droits des détenus, on parle de droits protégés par la loi et expressément reconnus par le législateur canadien. De refuser les droits des détenus, c’est de refuser les principes fondamentaux de justice, d’égalité et de dignité auxquels ils ont droit comme tout  autre citoyen.

Limites à l’application des droits des détenus

Bien que de nombreux droits des détenus soient consacrés dans la loi et officiellement reconnus, Lehalle (2007) nous aide à comprendre pourquoi ces droits ne sont pas toujours appliqués. Elle trouve réponse à ces manquements dans les ressources qui influencent l’application des droits des détenus, car la simple production d’une loi et de droits ne garantit en rien leur application et leur respect. Ainsi, selon cette dernière, il faut regarder les ressources humaines et financières mises en place : un personnel correctionnel en nombre suffisant est essentiel pour s’assurer du respect des droits (ex. : sortie pour fumer, visites familiales, etc.), tout comme un personnel bien formé au sujet des droits. Il faut également s’assurer que l’administration pénitentiaire dispose des ressources financières nécessaires pour les appliquer. L’aide juridique, la distribution de documentation juridique, l’élaboration d’une loi, les infrastructures (nombre et qualité de prisons, de cellules, d’installations) nécessitent un budget en conséquence. Il est donc évident qu’à défaut d’avoir les ressources humaines et financières nécessaires, le respect des droits des détenus restera difficile. Outre le personnel et l’argent, il faut considérer le temps qui est nécessaire pour  produire, élaborer et mettre en œuvre une politique correctionnelle. De nombreux facteurs peuvent ralentir et retarder l’application des droits des détenus : un changement de directeur, le roulement du personnel, des négociations syndicales, etc. Pour une application des droits des détenus, des savoirs techniques, sociaux, économiques et politiques sont également nécessaires. La qualité de l’organisation administrative des prisons, des ministères et l’interaction entre les différents paliers sont tout aussi importants. Ainsi, les problèmes de communication peuvent nuire à l’application de droits. Il va sans dire que le soutien politique est crucial pour qu’un droit soit appliqué. Une majorité au parlement et l’attitude générale de la sphère politique peut toujours aider ou nuire à l’application de droits, les budgets alloués étant tributaires d’une décision avant tout politique. Mais ce n’est pas seulement le politique qui doit être d’accord, le changement devant également être accepté par divers acteurs tels les détenus eux-mêmes, le personnel correctionnel, mais aussi par le public. Clairement, il est difficile d’obtenir le soutien politique et populaire dans un environnement conservateur qui se base sur des sensationnalismes très médiatiques pour prendre des décisions et encourager le public à les suivre. Plus souvent qu’autrement, le politique tolère l’invocation de la nécessité d’assurer l’ordre et la sécurité par les autorités carcérales comme motif raisonnable pour refuser l’application des droits aux détenus.

Somme toute, l’application des droits des détenus est plus complexe qu’une simple reconnaissance de ceux-ci dans la loi, d’où l’existence d’associations comme Alter Justice et ses partenaires qui tentent de rappeler à l’administration pénitentiaire, aux politiciens et au public que la lutte est loin d’être gagnée. Une simple lecture des derniers rapports annuels du Protecteur du citoyen, l’ombudsman indépendant qui surveille les prisons québécoises, nous permet de voir à quel point l’application des droits des détenus laisse à désirer en raison de ressources et de soutien défaillants.

Texte paru dans Le Bulletin – Printemps 2012

Références :

LANDREVILLE, R (1976), «Les détenus et les droits de l’homme», Criminologie, vol. IX, nos 1-2, pp. 107-117.

LANDREVILLE, P. (2007) «Grandeurs et misères de la politique pénale au Canada : du réformisme au populisme », Criminologie, vol. 40(2), p. 19-51.

LEHALLE, S. (2007) « Les droits des détenus et leur contrôle : enjeux actuels de la situation canadienne », Criminologie, vol. 40(2), p. 127-145.

LEMIRE, G. (1991) « Vingt ans de droits des détenus au Québec » Criminologie, vol. 24( 1), p. 63-76.

Mise en ligne : juin 2012 © Alter Justice

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