La sexualité en prison
daniel
Dernière mise à jour :
9 juillet 2021

Par Marie-Laurence Leclerc et Sophie-Andrée Goulet
Plusieurs chercheurs démontrent qu’une pluralité de pratiques carcérales modifie le rapport que l’individu a à son propre corps (Frigon, 1999, 2001; Welzer-Lang et al. 1997; Goffman, 1968). Dès l’entrée en détention, les délinquants oublieraient leur corps, submergés par l’univers carcéral qui impose un changement radical des repères individuels. Ce traumatisme placerait les préoccupations sexuelles de l’individu au dernier rang dans les premiers temps de son incarcération (Welzer Lang et al. 1997). D’ailleurs, la première fouille à nu constituerait un rite de passage, symbolisant la coupure entre le monde extérieur et la prison. La suppression de l’intimité de la personne, la dépossession de ses vêtements et l’atteinte à son intégrité sexuelle via les mises en scène humiliantes dégradent l’image qu’elle a d’elle-même (Goffman, 1968). Le présent article a pour objectif de faire la lumière sur la façon dont le corps est utilisé pour assujettir l’individu emprisonné, notamment via sa sexualité. Les différentes pratiques sexuelles des hommes en détention seront exposées ainsi que les risques qui s’y rattachent.
Quelques définitions: la santé sexuelle
Actuellement, l’Organisation mondiale de la santé (2013) définit la santé sexuelle comme étant «un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité. Elle requiert une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui soient sources de plaisir et sans risque, libres de toute coercition, discrimination ou violence». Santé Canada (2013) renchérit en affirmant que «la santé sexuelle est une partie intégrante et essentielle de votre santé et de votre bien-être, et ce, tout au long de votre vie […]». Rappelons également que l’unique droit dont les personnes incarcérées devraient être privées est celui de circuler en communauté. Leurs droits civils, juridiques, constitutionnels devraient avoir la même valeur que tout autre citoyen (Landreville, 1976). Suivant cette logique, les détenus devraient pouvoir bénéficier des conditions nécessaires qui leur assureraient une santé sexuelle équivalente au reste de la population canadienne.
Les pratiques sexuelles durant l’incarcération
Derrière les barreaux, certains détenus choisissent d’abandonner complètement leur sexualité ce qui peut fragiliser la santé sexuelle, mentale et physique de l’individu (Chatton et al. 2005). Toutefois, bien que l’absence d’intimité limite les pratiques masturbatoires, ceux qui désirent le faire finissent par s’adapter à cette gênante contrainte après un certain temps.
Le programme de visites familiales
Une étude de Vacheret (2005) révèle que, depuis 1980, toutes les personnes condamnées à une sentence de plus de deux ans peuvent bénéficier du programme de visites familiales. Ce dernier se fonde sur une finalité de réinsertion sociale via une rencontre dans l’intimité avec un(e) conjoint(e) ou une rencontre isolée avec des membres d’une même famille. L’activité se déroule au sein de l’établissement carcéral dans un endroit isolé aménagé comme un appartement. Le personnel entre régulièrement en contact avec le détenu, mais les heures de vérifications demeurent habituellement préétablies afin de perturber l’intimité le moins possible. Bien que chaque établissement fédéral dispose d’en moyenne trois unités de logements, seulement 150 détenus sont admissibles à ce privilège à travers tout le pays. En effet, il est impossible pour une pluralité de détenus de profiter de ce programme puisque le visiteur doit absolument être une personne avec qui il est marié ou avec qui une relation est établie depuis un minimum d’un an. Il faut aussi que le visiteur assume son transport jusqu’au pénitencier, souvent bien loin de sa résidence, et qu’il se soumette à tout contrôle ou vérification considérés comme nécessaires par l’administration pénitencière… L’accès au programme dépend également du bon comportement institutionnel de la personne incarcérée. Malheureusement, le faible tôt de contrevenants admissibles s’explique certainement par le fait que le Service correctionnel du Canada semble se servir du programme de visites familiales davantage en tant que contrôle informel que pour sa vertu de préserver les liens sociaux du détenu durant l’incarcération (Vacheret, 2005).
La prostitution carcérale
La prostitution de son propre corps s’avère être assez courante dans le milieu carcéral, principalement chez les hommes (Robertson, 2003). En effet, comme il existe peu de moyens pour se procurer divers items, l’échange de services sexuels devient monnaie courante. Le commerce de la drogue est considéré comme un des principaux facteurs causant la prostitution, permettant ainsi de s’acquitter des dettes accumulées. La sécurité d’un détenu refusant d’effectuer des faveurs sexuelles pour compenser une facture impayée de drogue envers un autre détenu peut se voir compromise tant les enjeux sont importants (Guérette, 1999).
L’homosexualité
Même si la sexualité entre personnes du même sexe est une pratique courante au sein des prisons, l’homosexualité est majoritairement considérée comme en étant une d’occasion, car les détenu(e)s se retrouvent avec exclusivement des personnes du même sexe (Guérette, 1999). Si ces personnes veulent satisfaire leurs besoins sexuels par un moyen différent que la masturbation, ils sont contraints d’entretenir des rapports homosexuels. Cela ne permet en aucun cas d’affirmer que ces personnes sont nécessairement homosexuelles. L’orientation des détenus n’influe que rarement sur leurs actions: c’est le besoin de combler leurs désirs qui prime.
Viol et sévices sexuels
James R. Robertson (2003) affirme qu’un nouveau détenu peut être victime de viol, et ce, dès sa première nuit en prison. Les victimes les plus fréquentes seraient les détenus atteints de déficiences mentales ou physiques, les personnes incarcérées pour crimes sexuels ou qui troublent les mœurs, les jeunes arrivants, les plus gringalets et ceux qui ont la réputation de délateur (Ricordeau, 2004). Malheureusement, les entrevues effectuées auprès des hommes dans diverses recherches révèlent que, même s’ils n’ont pas eux-mêmes été victimes d’agressions sexuelles dans l’établissement, ils en ont été témoins ou en ont eu ouï-dire (Guérette, 1999; Eigenberg, 2000; Robertson, 2003; Ricordeau 2004). Il est cependant difficile d’avoir l’heure juste sur le sujet puisque le taux de dénonciation est excessivement bas. Par peur de représailles ou par honte, ils éviteraient non seulement de porter plainte, mais ils n’oseraient pas non plus consulter un médecin, empêchant un dépistage rapide d’une possible infection transmise sexuellement (Robertson, 2003).
Maladies transmissibles sexuellement: des données inquiétantes
Le rapport annuel du Bureau de l’enquêteur général (2011-2012) indique que le taux d’infection au VIH est 17 fois plus élevé en détention que parmi la population générale. Quant à l’hépatite C, elle serait de 30 à 40 fois plus répandue en milieu carcéral qu’en communauté. Les maladies transmissibles sexuellement les plus fréquentes sont la chlamydia, la gonorrhée, l’herpès génital et l’hépatite B, mais le VIH est certainement le fléau le plus inquiétant (Robertson, 2003). En détention les relations sexuelles non protégées, consentantes ou non, sont fréquentes et augmentent le risque de transmission. Effectivement, l’usage du condom demeure quasi absent dans la majorité des établissements correctionnels (Saum et al. 1995). Le Service correctionnel du Canada met des condoms, du lubrifiant et des digues dentaires à la disposition des détenus. Toutefois, ces derniers se sont plaints du manque d’accessibilité de ces ressources dû à des distributeurs brisés ou vides (Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel, 2011-2012). La santé de la population carcérale est donc compromise par le risque dangereusement élevé de contracter une infection transmise sexuellement.
Conclusion
Finalement, la santé sexuelle des détenus n’est ni reconnue, ni approchée de façon positive et respectueuse. Les pratiques sexuelles en détention sont risquées et souvent coercitives. Elles ne correspondent en rien à la définition de la santé sexuelle établie par l’Organisation mondiale de la santé et à laquelle le Canada prétend adhérer. En détention, les pratiques sexuelles ne sont plus associées au plaisir, mais à la souffrance. Il faut que la personne sorte de prison en ayant gagné quelque chose. Les chances d’un avenir prometteur pour une personne ayant été incarcérée sont pratiquement nulles si elle ressort de détention plus démunie qu’à son arrivée (Desprez, 1868). Les gens incarcérés devraient être reconnus comme étant une personne avant d’être criminelle, car «une société démocratique plus portée à exclure qu’à lier ne peut se projeter en avant. Otage de ses peurs, elle ne peut construire qu’un lien social pauvre et négatif» (Salas, 2005).
Texte paru dans Le Bulletin – Printemps 2013
Bibliographie et références
Chatton, D. et al. (2005). La sexologie basée sur un modèle de santé sexuelle, Psychothérapies, 25(2),3-19. doi : 10.3917/psys.051.0003.
Desprez, E. (1868). De l’abolition de l’emprisonnement. Paris : Librairie. E. Dentu.
Eigenberg, H. (2000). Correctional Officers and Their Perceptions of Homosexuality, Rape, and Prostitution in Male Prisons, The Prison Journal, 80 (4), 415-433. doi: 10.1177/0032885500080004007
Frigon, S. (1999). Radioscopie des événements survenus à la Prison des femmes de Kingston en Ontario en avril 1994: la construction d’un corps dangereux et d’un corps en danger, Canadian Woman Studies/cahiers de la femme 19 (1 et 2): 154-160.
Frigon, S. (2001). Femmes et emprisonnement: le marquage du corps et l’automutilation, Criminologie, 34 (2), 31-56. doi: 10.7202/027504ar
Goffman, E. (1968), Asiles: études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris : édition de minuit.
Guérette, R.-M. (1999). Les agressions sexuelles en milieu carcéral: une perspective des prisonniers canadiens, (mémoire de maîtrise, Université d’Ottawa, Ontario, Canada), récupéré de la bibliothèque nationale du Canada, http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape10/PQDD_0002/MQ46578.pdf
Landreville, Pierre (1976). Les détenus et les droits de l’homme, Criminologie, 9(1-2), 107-117. doi: 10.7202/017053ar
Organisation mondiale de la santé (2012). «Définition de santé sexuelle»,
.Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel (2011-2012)
Robertson, J.E. (2003). Rape among incarcerated men: sex, coercion and STDs. AIDS Patient Care STDS, 17(8):423–30. http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/13678544
Ricordeau, G. (2004). Enquêter sur l’homosexualité et les violences sexuelles en détention, Déviance et Société, 28 (2), 233-253. http://prison.rezo.net/IMG/pdf/DS_282_0233.pdf
Salas, Denis (2005) La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris : Hachette.
Santé Canada (2013). «Santé sexuelle et promotion»,
Saum, C.A. et al. (1995). R.E. Sex in prison: exploring the myths and realities. The Prison Journal, 75(4), 13-30. doi: 10.1177/0032855595075004002
Vacheret, M. (2005) Les visites familiales privées au Canada, entre réinsertion et contrôle accru : portrait d’un système, Champ pénal/Penal field, 2, DOI : 10.4000/champpenal.81
Welzer Lang, D. et al. (1997). Effets de l’incarcération sur le corps et l’estime de soi. Quasimodo: Bulletin trimestriel d’évasion corporelle, 2, 21-25. http://www.revue-quasimodo.org/PDFs/2%20%20Welzer%20Lang%20Faure%20Prisons%20Corps%20Sexualites.pdf
Photo : Pixabay.com
Mise en ligne : juin 2013 © Alter Justice
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